Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, Tokyo est frappée par un puissant raid de l’armée américaine. En quelques heures, plus de 1 700 tonnes de bombes, dont une grande majorité d’engins incendiaires, sont larguées sur la capitale japonaise, faisant environ 100 000 morts. Considéré comme le plus meurtrier de la Seconde Guerre mondiale, ce bombardement a pourtant été occulté par les attaques nucléaires sur Nagasaki et Hiroshima.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, le journaliste français Robert Guillain, correspondant de l’agence Havas, est l’un des rares Occidentaux à se trouver à Tokyo. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, il vit une nuit d’horreur. Il assiste au bombardement de la ville par l’aviation américaine. En quelques heures, 335 bombardiers B-29 sèment le chaos. « Dans les colonnes de fumée oblique qui commencent à monter de la ville, on voit leurs longues ailes de métal, aiguës comme des lames, briller brusquement au reflet de la fournaise, passer en silhouettes noires sur le ciel de feu, reparaître plus loin dorées sur des pans sombres de ciel », décrit Robert Guillain dans son livre « Le Japon en guerre, de Pearl Harbor à Hiroshima », paru en 1979.
Ces avions déversent quelques 1 700 tonnes d’engins incendiaires au phosphore, magnésium et napalm. Sous l’effet du vent qui souffle cette nuit-là, un brasier géant s’empare de la ville. Les habitants meurent carbonisés, comme le raconte le journaliste : « Les fugitifs s’abattent, avant de brûler bientôt sur place. L’air incendié est rabattu par le vent au ras du sol, et c’est souvent par les pieds que les fuyards commencent à brûler : les bandes molletières des hommes ou les jambes de pantalon des femmes flambent en premier, et le reste du vêtement suit […]. Les mères, qui portent leur bébé ficelé derrière elles sur le dos, selon la coutume japonaise, s’aperçoivent souvent trop tard que les vêtements capitonnés qui enveloppent l’enfant ont pris feu. »
La ville de Tokyo est alors constituée d’une myriade de maisons individuelles en bois. L’incendie se propage instantanément. « Des familles entières périssent dans les trous qu’elles ont établis… sous leur maison de bois, tant est limité l’espace disponible pour creuser le moindre abri, dans la ruche surpeuplée de ces quartiers pauvres : la maison s’écroule sur eux et brûle, les cuisant dans leur trou à l’étouffée », poursuit Robert Guillain.
Au total, le bombardement détruit tout le nord et l’est de la ville, soit 41 km2, un tiers de la superficie de Tokyo. Ce déluge de feu provoque la mort d’environ 100 000 personnes. Comme le résume l’historien américain Kenneth P. Werrell, « le raid incendiaire de Tokyo est probablement l’un des raids aériens les plus meurtriers de tous les temps, surpassant Dresde, Hambourg et Nagasaki, d’une échelle comparable à Hiroshima, et certainement l’un des plus destructeurs ».
Cette photo aérienne prise le 9 mars 1945 montre la zone industrielle de Tokyo le long de la rivière Sumida. À l’exception des bâtiments en béton, une grande partie de la zone a été rasée par des frappes incendiaires et autres lancées par des avions de guerre américains en mars 1945.
« Saper le soutien populaire à l’effort de guerre »
En ce but d’année 1945, la situation militaire sur le front du Pacifique est favorable aux Américains. « Au printemps 1945, les îles fortifiées possédées par le Japon dans le Pacifique, dans un but d’empêcher les Alliés de se rapprocher de l’Archipel, sont tombées pour une grande part », explique Arnaud Nanta, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Japon. « Les États-Unis peuvent donc organiser des bombardements à grande échelle sur les principales villes du pays (Tokyo, Nagoya, Osaka) à partir d’une nouvelle base aérienne construite dans les îles Mariannes », poursuit-il.
Au départ, les aviateurs américains procèdent à des attaques de précision de jour à haute altitude au moyen de bombes explosives, mais les résultats ne sont pas concluants. Le général Curtis Lemay, qui dirige la campagne de bombardements stratégiques dans la région, décide alors d’utiliser des bombes incendiaires en grand nombre et d’attaquer à basse altitude. « L’objectif est de cibler la population civile dans l’idée de saper le soutien populaire à l’effort de guerre et miner les bases du gouvernement japonais, dirigé par le Premier ministre Koiso depuis l’été 1944 », précise Arnaud Nanta.
Dans la population, le choc est en effet très grand. Comme le souligne l’historien Michael Lucken, enseignant à l’Inalco, le bombardement « éveille le souvenir du tremblement de terre de 1923 », qui avait détruit 70 % de la capitale japonaise et fait 100 000 morts. Mais la propagande japonaise ne met pas en lumière le nombre de victimes ni les quartiers détruits. Comme le note Michael Lucken dans son ouvrage « Les Japonais et la guerre » (Éditions Fayard), « l’accent est mis sur l’’immoralité’ des Américains », tandis que « les encouragements à poursuivre le combat jusqu’à la victoire » sont redoublés. Selon cet historien, « la destruction des villes n’était qu’une péripétie sur le chemin de la victoire » pour le régime nippon.
Malgré la violence de ce bombardement, le Japon n’est en effet toujours pas prêt à se rendre. Les Américains poursuivent ainsi leurs attaques tout au long du printemps et de l’été 1945 sur notamment Osaka, Kobe, Nagoya, puis Tokyo à nouveau. Il faut attendre les deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945 pour contraindre l’Empire du soleil levant à la reddition.
Un crime de guerre ?
Quatre-vingts ans après, la nécessité d’un tel bombardement sur la capitale japonaise est toujours débattue. « Il était nécessaire dans la perspective d’une reddition sans condition. Le Japon était prêt à des négociations, voire à reconnaître sa défaite, mais pas à capituler sans condition, et donc accepter le principe d’une occupation et d’un éventuel changement de régime. Le problème était politique, pas seulement militaire », souligne ainsi Michael Lucken.
Les bombardements sur des cibles civiles étaient interdits par le droit international de la guerre depuis le début du XXe siècle. Même si un assistant du général MacArthur, le commandant suprême des forces alliées dans le Pacifique Sud-Ouest, cité par Robert Guillain, n’a pas hésité à évoquer « l’un des massacres les plus impitoyables et barbares de non-combattants de toute l’histoire », les responsables de ces attaques n’ont pas été poursuivis à la fin du conflit.
Pour Arnaud Nanta, il y a « évidemment un fort soupçon de crime de guerre », mais « aucun procès n’a jamais eu lieu concernant les actions des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Pays vainqueur de la guerre, personne ne pouvait les mettre en jugement en cette époque où il n’existait aucune cour pénale internationale – l’actuelle CPI n’est par ailleurs pas reconnue par les États-Unis. »
Des survivants et des proches de victimes brûlent de l’encens et prient lors d’une cérémonie commémorative marquant le 60e anniversaire du raid aérien américain de 1945 sur Tokyo, le 10 mars 2005.
Des survivants et des proches de victimes brûlent de l’encens et prient lors d’une cérémonie commémorative marquant le 60e anniversaire du raid aérien américain de 1945 sur Tokyo, le 10 mars 2005. AP – KATSUMI KASAHARA
Éclipsé par Hiroshima et Nagasaki
Le souvenir du bombardement de Tokyo est toujours présent au Japon et perdure dans de nombreux films et manga, mais il a été éclipsé à l’extérieur du pays par la mémoire d’Hiroshima et de Nagasaki. « L’idée qu’une seule bombe, dans le cas de l’arme atomique, puisse faire autant de dégâts, a certainement dû fasciner et effrayer », analyse Arnaud Nanta.
Seul un modeste musée privé inauguré en 2002, le Centre de Tokyo sur les raids aériens et les dommages de guerre, rappelle cette nuit d’horreur. Sur son site, il est indiqué que son objectif est « de sensibiliser les gens aux souffrances des personnes ordinaires en temps de guerre, notamment lors des raids aériens » dans le but de « contribuer à empêcher que la tragédie de la guerre ne se reproduise ».
Avec AFP